LES  SCULPTURES  DE  FANNY  FERRE, MEMOIRE  D'OUTRE-MONDE

Face à un monde bruyant, bavard, en lieu et place de l'assourdissement des médias, Fanny Ferré nous propose
un espace de silence, des moments simples et graves, le rappel d'un autre monde, avant la folie des hommes.
Les sculptures de terre cuite de cette artiste affirment leur réalisme expressif dans des corps humains de pauvres
hères en guenilles. Figurés dans les postures de la vie quotidienne, ces personnages vont par deux ou par trois.
Ici, trois enfants ramassent tranquillement des graines ; le panier déborde, ils continuent leur cueillette
en déposant celles-ci dans la robe délicatement relevée de la fillette. Là, un homme âgé montre quelque mystère
de la nature à une fillette tandis que son chien s'est assoupi par terre. Les couples sont réunis par des gestes
à la fois simples et symboliques : un homme buvant fait face à une femme soufflant. Les plus jeunes s'appuient
ou s'accrochent à leurs compagnons plus âgés. Sans affectations, ils montent sur leurs épaules ou leurs genoux,
parfois se réfugient entre leurs jambes, en d'autres occasions, ils se contentent de leur donner la main.

Le réalismedes expressions vient de l'authenticité de ces gestes relationnels autant que de l'insistance
sur le traitement des extrémités des corps : les visages sont animés, les mains actives, les pieds éloquents.
Pourtant nous ne sommes pas ici dans une représentation hyperréaliste du monde, les vérités anatomiques
cèdent le pas sous la véracité des traces d'effectuation des sculptures en terre. La vie que nous trouvons dans
ses oeuvres est aussi celle des traces laissées par l'auteur. Les mouvements des cheveux sont ceux des doigts
qui pétrissent en tous sens les ondulations de la terre meuble. Les torses ou les dos laissent voir les passages
des racloirs qui les ont façonnés. Ces gestes de facture, donnant à voir la présence de la main de la créatrice
dans ses oeuvres, sont l'autre manière qu'elle a de nous émouvoir. Examinant ces personnages, le spectateur
revit en son corps les tensions de ces postures qu'il a, sans doute, un jour eu à connaître, puis détaillant les traces
laissées dans la matière fraîche par les mains instrumentées ou non de Fanny Ferré, il éprouve avec l'oeil les marques
sensibles et inventives produites par quelqu'un d'autre. Les mains de l'artiste ne sont pas seulement habilles,
elles sont aussi intelligentes. Cette intelligence sensible apprise par les mains dans le façonnage de la terre est
primordiale lorsqu'on examine les créations de cette artiste.

O
Dans ses oeuvres, cette ancienne élève de Georges Jeanclos conjugue comme lui une remarquable maîtrise
technique, un réalisme de détail et une capacité à développer l'imaginaire des spectateurs. En jouant des trois
couleurs de terre (rouge, grise et blanche) elle habille ses sculptures de vêtements qui moulent les corps, les
cachent et les révèlent à la fois. Le modelé de la terre, cette matière qui montre ici combien elle peut devenir
charnelle, vient nommer quelque indicible.

Ne cherchez pas ce que ces oeuvres veulent dire, l'artiste ne donne pas de titre ; les contenus sont ailleurs
que dans le sujet. Ils se révèlent lorsqu'on examine les échanges entre les personnages, entre les êtres
et les animaux ou simplement dans les dialogues des formes entre elles. Les relations non équilibrées entre
les êtres humains et l'espèce animale semblent à ce sujet symptomatiques : ce cavalier est manifestement trop
grand pour sa monture tandis que cette femme, si fine et si fragile, semble emportée par un énorme coursier
musculeux en plein galop. Au-delà de la manifestation de sentiments que l'on croit découvrir dans l'expression
des figures humaines ou dans le regard triste d'un chien, l'art de Fanny Ferré est d'inscrire des émotions à l'intérieur
des corps de terre qu'elle invente. Dans ces sculptures, la beauté est au-delà du naturel sans pour autant devenir
convulsive comme le souhaitaient les surréalistes. Il faut pourtant dépasser l'expressivité des visages et des mains
pour saisir l'admirable unité de l'ensemble d'une oeuvre et découvrir comment l'artiste parvient à insuffler de l'esprit
à cette matière.
[...]
Si l'aspect narratif des scènes est important, il faut pour apprécier pleinement ces sculptures dépasser celui-ci.
Le spectateur appréciera d'autant plus les mouvements représentés, la marche des corps contre les éléments,
s'il se laisse aller à suivre les ondulations des lignes des corps. Il saisiera alors combien ce supplément d'âme
qu'il remarque dans les gestes des personnages proviennent des gestes tout à la fois formants et déformants
de la créatrice dont main savante et libre, toujours guidées par l'intention, a véritablement réinventé ces corps.
 
Par-delà le réalisme des scènes sans âge et sans époque, dont on aimerait croire qu'elles sont plus d'hier
que de demain, et l'irréalité de ces corps trop fragiles, Fanny Ferré instaure dans cette série de pièces une autre
réalité, la réalité d'une expression artistique singulière. Celle-ci s'inscrira dorénavant pour tous les visiteurs
comme mémoire, mémoire de quelque outre-monde.
 

Jean-Claude LE GOUIC
 

O