Est-ce parce qu'elle naît de la terre que l'oeuvre de Fanny Ferré est tellement ancrée dans notre humanité au sens
que l'on donnait au mot avant de lui adjoindre des adjectifs tels que "civilisée", "évoluée", "supérieure" qui
résonnent comme un jugement de valeur et sonne le glas de ce qui reste en nous d'animalité ? J'aime l'idée que
de la glaise puisse encore surgir tout un peuple qui nous ramène à l'essentiel. Ceux qui auront le bonheur de
pénétrer dans le lieu hors du temps où l'artiste veille sur eux, succomberont à une intense émotion devant ces
cortèges de nomades partis d'on ne sait où pour une destination inconnue, peut-être nulle part et cela importe peu.
Ils avancent ensemble, hommes, femmes, enfants et animaux en une osmose qui n'est plus de notre temps.
Ne parlez surtout pas d'éxode même si des charettes sont remplies d'objets quotidiens que l'on aurait pu vouloir
sauver dans la hâte d'un départ précipité. Il ne s'agit pas d'êtres qui fuient la laideur mais d'une tribu libre, de ces
seigneurs du désert qui, depuis les temps bibliques, parcourent l'immensité sans entraves matérielles, nous laissant
dubitatifs quant à l'état de notre civilisation qui n'a de cesse de les réduire à la sédentarité tant il est vrai que le pouvoir
a peur de l'insaisissable errance.

Le groupe, dans l'oeuvre de Fanny Ferré demeure toujours une référence primordiale qui bat en brèche
l'individualisme forcené, signe de notre société contemporaine. On se retrouve autour d'une table pour de joyeuses
ripailles en famille ou entre amis qui, désinhibés par la bonne chère et le vin, créent le désordre. Il n'y a point ici de
préséance ni de propos convenus, on peut s'invectiver, on se réconciliera en trinquant. Affirmer son appartenance est
sans doute un moyen de défier le temps et peut-être la mort elle-même. S'inspirant des photos de famille d'autrefois,
où les générations réunies posaient pour la postérité, l'artiste rend hommage à tous ces anonymes qui, pendant
quelques instants, se sont sentis immortels, ne pensant pas alors qu'un jour viendrait où, leur souvenir s'étant effacé,
ils finiraient dans une quelconque brocante. Nostalgie d'un temps perdu ? Non, plutôt affirmation d'une permanence
de notre condition que nous délaissons pour nous divertir.

Mais le travail de Fanny ne réside pas tout entier dans cette démarche à caractère sociétal, il lui arrive aussi de
s'emparer de l'intimité des êtres pour nous livrer des scènes où la spontanéité le dispute à la sensualité. C'est une
femme nue qui peigne sa longue chevelure, le bain d'un enfant assis dans une bassine qui offre son dos aux
caresses de l'eau versée par sa mère, une petite fille qui s'essuie avec une volupté non dissimulée, parfois même
c'est une jeune pisseuse qui nous rapelle que la nature est source de plaisirs simples. Si vous avez goûté à ces
moments d'une insouciance primitive, moin de la blanche faïence de nos modernes salles de bain, vous retrouverez
l'ineffable sensation de l'eau coulant le long de votre colonne vertébrale, miracle de la mémoire involontaire qui vous
ramènera à une enfance oubliée. Vous comprendrez alors ce qui anime une artiste dont l'oeuvre singulière a depuis
longtemps été reconnue. La liberté est son credo, elle refuse tout diktat pour cheminer auprès de ses nomades,
partager avec ceux qu'elle a élus et vous dire que nous sommes aujourd'hui comme hier malgré notre prétention au
progrès et à ses mirages.

Nous sommes libres, nous aussi, de rejoindre Fanny dans son univers, elle ne fait que nous y inviter avec discrétion
et humilité. Elle ne vous parlera pas d'elle comme le font souvent ceux qui ont à dissimuler l'indigence de leur travail.
Elle vous guidera seulement à travers son peuple. Renoncer à la suivre serait se priver d'une parcelle d'éternité,
presque une faute.
 
 
 

Martine GASNIER
juin 2013