FANNY
FERRE OU L'ETAT D'ETRE
Il y a là, isolés ou en groupes, des hommes, des femmes avec
un nourisson, des enfants, un chien
et même
un singe. Tout un monde. Ces personnages de grande taille font les gestes
essentiels de la vie,
avec l'eau, la
nourriture, le vent, les animaux. Ils marchent, s'arrêtent, la femme
pose l'enfant, l'homme
enlève
l'épine de son pied, d'autres dorment. Tous sont saisissants de
vie et de vérité. On voudrait imaginer
leur histoire,
mais leur pouvoir est dans l'instant figé. On voudrait les situer,
et on se dit : "Ce sont des nomades,
des tsiganes,
des pêcheurs de Sicile, des hommes des cavernes, une petite africaine,
une femme asiatique".
Des primitifs
en somme. Comme s'il y avait une peur à s'identifier à eux.
Une peur devant une vérité trop forte.
La vérité des sculptures de Fanny Ferré est qu'elles
saisissent le geste juste. S'accroupir, dormir à même
le sol, tenir
par la main, porter l'enfant, le laver, l'épouiller, boire dans
le creux de la paume, donner, le bras tendu,
du grain aux
oiseaux, jouer aux billes, pisser accroupi sont apparemment des gestes
d'une grande banalité.
Ils préexistent
aux gestes attentifs du savoir faire avec l'outil ou l'instrument et, bien
sûr, aux gestes imposés
par les usages
civilisés. Ce sont les gestes répétés depuis
la nuit des temps. Ils n'ont ni lieu ni âge. Ce sont
les gestes d'avant
le langage, les gestes fondamentaux de notre relation au monde, avec l'air
et le souffle,
avec l'eau et
la soif, avec la terre de pesanteur sur laquelle on marche et on s'allonge,
avec le feu qui brûle,
avec l'enfant
qu'on protège. Beaucoup de ces gestes et postures sont communs à
tous les primates,
et c'est bien
leur primauté animale qui fait peur et fascine.
[...]
Je ne sais pas comment Fanny Ferré possède cette voyance
des êtres et cette sûreté à les représenter
lorsqu'ils sont
établis en leur propre nature. Sa sculpture est aux antipodes de
la sculpture des caractères,
des sentiments
ou des allégories. Elle va toujours à l'essentiel. Aux postures
et non aux attitudes. Avec force
et une aisance
dans l'espace qui enchantent. Avec une sobriété de moyens
qui est une générosité, car elle
ne détourne
pas et s'accompagne d'une grande tendresse. Avec une maîtrise qui
révèle un immense talent.
Elle donne à voir que ces instants qu'on peut appeler de grâce,
innombrables sous leur apparente banalité ;
qu'ils sont simples,
libres et beaux ; qu'ils sont ici et maintenant, à qui veut, et
qu'on les connaît.
Fanny Ferré commence ses statues de glaise par les pieds puis monte
les jambes et le corps sans hésitation
et sans esquisse.
Elle dit : "C'est facile, il n'y a qu'à se penser dedans".
Sacré cadeau.
Jean-Marie
BASSOT
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